Article 15: Schizophrène

     Si vous pensiez qu'ayant fait le chemin dans un sens, je serais capable de le faire dans l'autre, vous allez être déçus. Croyez-moi quand je vous dis que j'ai un don, je ne plaisante pas.

     La vie étant censée être moins chère qu'en France*, je suis payée en "conséquence". Je demande donc à Alex l'itinéraire pour rentrer en bus, le métro étant plus cher. J'ai deux possibilités: prendre le 52 et changer pour le 35 à Guangmingqiao, ou prendre le 1 et changer pour le 11 à Dabeiyao. Vous vous imaginez bien qu'avec des noms pareil, ma mémoire de poisson rouge et moi, on n'a pas spécialement envie de tenter le destin: on note tout ça sur le téléphone. Batterie restante: 20%. OK, je l'admet, on a quand même un peu tenté le destin et on a aussi bien eu peur qu'avec ma chance exceptionnelle, l'iPhone nous abandonne avant la connexion. La panique se joignant à nous, nous décidons d'apprendre ça par cœur. Si vous avez bien suivi, nous sommes trois dans ma tête: ma mémoire de poisson rouge, la panique et moi même. On pourrait penser que l'une d'entre nous réussira à retenir le nom d'au moins une des connexions... mais ce serait bien mal nous connaître, et je pense que vous en avez lu suffisamment pour vous douter qu'il n'y en a pas une seule qui y parvient.

     Bref, ma mémoire de poisson rouge, ma panique et moi stressons à en mourir en montant dans le bus 1 et répétons toutes les trois "Dabeiyao, Dabeiyao, Dabeiyao" dans notre petite tête pleine de vide. Ça ne nous empêche pas bien sûr de vérifier le téléphone toutes les quatre secondes afin de nous assurer que ce soit bien ça, on sait jamais des fois que ça change... Batterie restante: 10%. Et si on désactivait la wifi? Ça pourrait être considéré comme une solution à notre problème, non? Qui sait? Y'a vraiment des jours où je me demande si je suis complètement stupide où si je le fais exprès...

     "The next stop is Dabeiyao". Oh, merci, merci, merci! C'est là que nous descendons. Sauf que... on a beau regarder sur le panneau tous les bus qui passent à cet arrêt, y'a pas le bus 11... C'est grave Docteur? Heureusement qu'ils utilisent les chiffres Arabes, sinon on aurait pu attendre longtemps. Bon, il faut encore choisir une direction. La bonne tant qu'à faire. Sauf que... c'était pas la bonne. Mais ça, j'avais pas besoin de vous le dire, je suis persuadée que vous vous en doutiez.

     Les arrêts de bus à Pékin, ils sont assez éloignés les uns des autres, et ce n'est pas parce qu'un bus passe devant qu'il s'y arrête. Nous marchons donc une demi heure, en talons, pleines d'espoir. Le désespoir se joignant à nous, nous faisons demi tour. Je sais, il serait sage de demander notre chemin. Sauf qu'en réalité, ce ne serait pas sage, ce serait juste inutile, ils ne nous comprendraient pas, et nous ne les comprendrions pas non plus. Ma mémoire de poisson rouge, la panique (qui hélas semble ne pas vouloir nous quitter), le désespoir et moi-même partons donc en quête du bus 11 dans la direction opposée. Après avoir marché trois quart d'heure en talons (vous vous doutez bien que nous n'avons pas changé nos chaussures en route), nous apercevons le bus 11. Alléluia! Il s'arrête au feu (c'est plutôt rare dans le coin): vite, il nous faut traverser avant que le feu piétons ne passe au rouge afin d’atteindre l'arrêt de bus, qui est juste de l'autre côté, avant lui. Sauf que... le feu passe au rouge. Dites-moi, que c'est une blague. Par pitié, dites-moi que c'est un blague.

     Mais en fait, heureusement que le feu est passé au rouge, car mon redoutable sens de l'orientation, ma mémoire de poisson rouge, la panique, le désespoir et moi-même étions sur le point de commettre une grave erreur qui nous aurait coûté un retard considérable de quelques jours. Nous étions sur le point de traverser, seulement le bus, lui, tourne à droite. Il m'en arrive de ces trucs mais alors je m'en sors toujours avec une chance insoupçonnée. Si le bus était passé par là une minute plus tard, c'est pas une minute qu'il m'aurait fallu pour retrouver mon chemin, mais une semaine. Si, si je vous assure que j'en suis capable, c'est dans mes cordes.

     Il est bien entendu inutile de préciser que nous attendrons le prochain, parce que dans l'état actuel des choses, nous n'avons que très peu de chances d'arriver à l'arrêt avant lui. Mais nous avons retrouvé notre chemin, c'est le principal. Ben, oui, au bout d'un moment on n'y croyait plus...

     En partant à 15h30, nous arrivons à 18h30. Dans la mesure où on est censé mettre une heure, maximum une heure et demi, c'est quand même assez inquiétant. Enfin, pour les gens normaux, pour mon redoutable sens de l'orientation, ma mémoire de poisson rouge, la panique, le désespoir et moi-même, c'est normal, c'est un peu notre quotidien, en fait. Nous venons de passer une journée tout ce qu'il y a de plus ordinaire.

*Ce n'est pas toujours le cas, Pékin étant la capitale...